Ironie et idéologie
Réflexions sur la “responsabilité idéologique” du texte
Ce qu’on peut demander à l’écrivain, c’est d’être responsable ; encore faut-il s’entendre : que l’écrivain soit responsable de ses opinions est insignifiant ; qu’il assume plus ou moins intelligemment les implications idéologiques de son œuvre, cela même est secondaire ; pour l’écrivain, la responsabilité véritable, c’est de supporter la littérature comme un engagement manqué, […]1.
2 Il est intéressant de noter que la notion d’idéologie apparaît comme subrepticement entre les deux positions extrêmes que l’auteur s’attache à distinguer : d’un côté donc une littérature engagée à teneur politique, assimilée à l’expression volontaire d’une « opinion » ; de l’autre, une définition de la littérature comme « engagement manqué », formulation typiquement « Nouvelle Critique » d’une position qui serait plus classiquement celle du purisme esthétique2. Entre ces deux bornes, mais plus proche du pôle politique, semble se situer l’idéologie, saisie à travers une formule qui ne manque pas d’ambiguïtés : qu’est-ce en effet que les « implications idéologiques d’une œuvre » ? et en quoi consiste le fait de les assumer « plus ou moins intelligemment » ? Barthes veut-il simplement dire que tout texte littéraire, parce qu’il est porteur d’une vision du monde, est traversé par l’idéologie (ce que Sartre appelait « être embarqué ») ? Et que l’auteur – que le même critique assassinera quelques années plus tard – ne peut guère se distinguer à ce niveau que par le degré de lucidité qu’il manifeste à l’égard de cette implication idéologique ? Et que signifie alors le fait de secondariser cette question, en déplaçant le problème de la responsabilité ? Que la littérature, constitutivement, n’aurait pas de compte à rendre à l’idéologie ? Un peu contournée, la formule de Barthes pourrait être glosée comme suit : pour le critique, il ne s’agit pas de nier l’emprise de l’idéologie sur la création, mais plutôt de libérer l’écrivain de ce que j’appellerais, par un raccourci un peu simpliste, la responsabilité idéologique du texte.
3 Il n’est pas besoin de souscrire aux positions de Barthes pour apercevoir qu’elles touchent néanmoins à un point sensible, celui de l’application de la notion d’idéologie à l’analyse des textes littéraires. Celle-ci, en effet, pose question quant à ses conditions et à ses enjeux. D’abord, parce que faire usage de la notion d’idéologie dans l’analyse littéraire, c’est généralement postuler qu’il existe un « impensé du texte » que le travail d’interprétation se doit de mettre au jour en dépit ou contre l’auteur et son projet3. Ensuite, l’idéologie étant avant tout une notion critique, elle possède facilement une dimension évaluative, ainsi que l’attestent les usages souvent polémiques qui en sont faits. Cette dimension évaluative réside dans le lien, à la fois évident et jamais éclairci, qui s’établit presque spontanément entre idéologie et politique, tout se passant comme si l’analyse idéologique avait pour fonction de mettre au jour la vérité du rapport qu’un auteur entretient avec la politique, en dépit ou indépendamment des opinions qu’il affiche. Dans cette perspective, pour reprendre la formule de Karl Mannheim, « l’idéologie, c’est la pensée politique de l’autre ». Dès lors, la question se pose de savoir jusqu’à quel point il est pertinent ou légitime de faire servir l’analyse idéologique à l’évaluation politique d’une œuvre, et en particulier d’y voir l’attestation de l’« engagement » de son auteur ? Cette dernière question, qui affleurait dans la citation de Barthes, serait même suspendue qu’il resterait à comprendre les rapports qui s’établissent entre la vision du monde singulière qui caractérise une œuvre et la dimension collective de l’idéologie : ce n’est sans doute pas un hasard si, parmi les analyses idéologiques les plus fameuses, on observe un partage entre celles qui, s’intéressant à la littérature populaire ou de masse, insistent sur la dimension aliénante de l’idéologie véhiculée par ces textes, et celles qui, prenant pour objets des « chef-d’œuvres » ou de « grands auteurs », mettent au contraire en évidence une forme de distance critique à l’égard de l’idéologie. Cette dernière notation n’est pas sans soulever enfin la question de savoir s’il existe une « idéologie de la littérature », et, comment une telle idéologie professionnelle est susceptible d’être pensée dans son rapport avec les grandes formations sociales qui constituent souvent le socle de l’analyse idéologique.
4 Plus largement, la citation de Barthes, en ce qu’elle reconnaît l’idéologie tout en cherchant à contourner les problèmes qu’elle pose, témoigne aussi du fait que l’écrivain du xxe siècle est conscient qu’il doit composer avec elle. Car, c’est une banalité de le noter, le concept d’idéologie se heurte frontalement aux représentations que le monde intellectuel sécrète sur lui-même : définie comme un rapport imaginaire et intéressé au réel, à la fois déterminé par la base matérielle que constitue l’infrastructure socio-économique et voué à faire oublier cette origine, l’idéologie conteste fortement la prétention des intellectuels ou des créateurs au désintéressement, à l’autonomie de la pensée et à la maîtrise émancipatrice que procure la connaissance ou la création, la théorie marxiste attribuant même à ce groupe une place prépondérante dans la production de l’idéologie dominante. Dans ces conditions, et à l’instar de la psychanalyse, l’irruption du concept d’idéologie ne pouvait manquer de susciter des résistances chez les écrivains, résistances se traduisant par l’adoption de stratégies visant à conjurer ou suspendre les effets de la lecture idéologique de leur texte. Et précisément, se pencher sur ces stratégies me paraît un bon moyen pour interroger l’actualité du concept.
5 Dans la gamme des stratégies possibles, l’usage de l’ironie4 retiendra mon attention, parce que cette figure permet d’aborder synthétiquement l’ensemble des questions que je viens rapidement de poser : les rapports de l’impensé et du réfléchi, de la fausse conscience et de la démystification critique, du passif et de l’actif, ceux aussi de la reconnaissance de l’idéologie et des positions respectives du producteur et de l’interprète.
6 Il faut en effet souligner que l’ironie a souvent été perçue comme une manière d’antidote à l’emprise de l’idéologie sur le sujet. Remy de Gourmont, par exemple, définissait l’ironie comme « un moyen assez sûr de ne pas être dupe, même de ses propres affirmations5 ». Ainsi chez Barthes, qui se réfère aux travaux de Lukacs ou Goldman montrant que l’ironie est « la façon dont le romancier dépasse la conscience de ses héros », l’ironie est alléguée comme un moyen d’échapper à la mystification en introduisant par rapport à elle une distance, toujours assimilée à une liberté :
L’ironie n’est rien d’autre que la question posée au langage par le langage. […] Face à la pauvre ironie voltairienne, produit narcissique d’une langue trop confiante en elle-même, on peut imaginer une autre ironie, que, faute de mieux, on appellera baroque, parce qu’elle joue des formes et non des êtres, […]6.
7 En d’autres termes, parce qu’elle est autoréflexive, l’ironie est perçue comme une figure de la maîtrise, le signe d’une présence active et lucide de l’auteur, court-circuitant en quelque façon l’idée qu’il serait le jouet passif d’un impensé qu’il contribuerait à produire et à répandre7. Ajoutons en outre que l’ironie induit toujours la mise en scène d’un rapport de force, non seulement entre l’ironiste et sa cible, mais plus généralement entre l’ironiste et son interprète, ce qui se joue étant l’inclusion ou l’exclusion dans la connivence ironique : le propre de l’ironie est en effet de devoir d’abord être perçue et reconnue, ce qui a pour effet de « convoquer » le lecteur ou l’auditeur et de l’inviter à partager ou à refuser le point de vue de l’auteur. De ce fait, l’ironie peut apparaître comme inversant les rapports qui classiquement sont ceux de l’analyse idéologique, laquelle, comme posture critique, présuppose que l’interprète est en position d’extériorité objectivante par rapport à celui dont il analyse le discours. Dans le cas de l’ironie, la position de l’interprète est en effet plus complexe, puisqu’il lui faut d’abord être capable de reconnaître qu’il y a ironie (processus d’inclusion/exclusion dans la connivence ironique), en suite de quoi il pourra participer pleinement à la constitution du sens ironique, ce qui en fait un ironiste au même titre que l’auteur.
8 Reste néanmoins qu’à l’exception de l’ironie romantique (ou baroque) promue par Barthes, l’ironie au sens classique (celle que Barthes nomme la « pauvre ironie voltairienne ») possède une portée politique indiscutable : qu’on cite Les Provinciales de Pascal, l’œuvre entière de Voltaire en effet, celles de Stendhal, Flaubert et Anatole France ou un poème de Baudelaire tel qu’ « Assommons les pauvres ! », il y a en France une tradition bien établie d’un usage politique de l’ironie, tant chez les auteurs réputés les plus dégagés que chez ceux qui pratiquent les formes les plus ouvertement idéologiques ou politiques de littérature. C’est que l’ironie, comme l’idéologie, possède une dimension évaluative (« le blâme par la louange »), qui trouve dans le terrain idéologico-politique un lieu particulièrement propice à son exercice. Ce rapport de l’ironie au politique, pour évident qu’il soit, reste cependant complexe à décrire : la plupart des théoriciens soulignent en effet le caractère trans-idéologique de l’ironie ; non seulement, elle est de droite comme de gauche, conservatrice ou progressiste, mais surtout elle est, par structure (une contradiction dont les deux termes sont maintenus), ambiguë. Le partage politique que suscite l’ironie serait dès lors d’une autre nature : elle opposerait pensée dominante (généralement sa cible) et pensée minoritaire, souvent valorisée comme expression d’une indépendance d’esprit ou d’une singularité lucide. En ce sens, on retrouve ici un trait commun entre l’analyse idéologique, cette fois, et la posture ironique, en ce que l’une et l’autre sont données pour particulièrement efficaces pour s’en prendre aux manifestations discursives de la domination.
9 Par ailleurs, ironie et idéologie ont en commun de postuler deux couches de significations distinctes, entre lesquelles il s’agit d’établir des rapports hiérarchiques ou de causalité. L’idéologie peut en effet être décrite comme un rapport imaginaire au monde, une conscience « fausse » ou un reflet biaisé du réel, défini quant à lui comme la vérité de ces représentations tronquées. Entre la réalité et l’idéologie, il y a donc un rapport hiérarchique net : le réel, tel que le criticisme marxiste ou la science permettent de le saisir, est la vérité causale de l’idéologie, laquelle est le lieu de l’illusion, du mensonge et de la fausse conscience. Dans le cas de l’ironie, il y a également deux strates de significations : un sens littéral, acceptable en soi, mais que certains indices, de nature très variable, commandent de réévaluer, pour élaborer un sens construit. En ce sens, l’ironie la plus classique met en évidence une contradiction entre un monde idéal, valorisé, et le monde tel qu’il est, dénonçant l’écart entre l’illusion enchantée de l’idéal ou de l’utopie et la réalité. De ce point de vue, la portée évaluative de l’ironie est différente de celle de l’idéologie puisqu’elle postule un décrochage entre les valeurs et la vérité : jamais la réévaluation ironique ne nie la valeur supérieure du monde idéal envisagé, même si elle prend acte de son caractère illusoire ou impossible dans la réalité ; les deux couches de significations sont donc maintenues, et dans une tension nécessairement équivoque.
10 Il n’en reste pas moins que l’analyse idéologique comme la posture ironique vont à l’encontre d’une vision holiste ou idéaliste de la conscience, telle qu’elle s’énoncerait en termes de sincérité, d’authenticité, d’adéquation entre les représentations et les faits : l’une suppose un impensé et une conscience mystifiée ; l’autre se fonde sur l’idée que les rapports au monde et aux autres sont faits de dissimulation et de tromperie. Ajoutons d’ailleurs que, dans les deux cas, la contradiction est une figure centrale : dans le cas de l’ironie, elle est constitutive ; dans celui de l’idéologie, on se bornera à souligner que certaines des analyses idéologiques de textes parmi les plus réussies se fondent explicitement sur la contradiction ou la faille comme moyen heuristique.
11 Quoiqu’il en soit des parentés ou des différences ici repérées entre ironie et idéologie, et qui mériteraient un examen plus attentif, il reste clair que ces deux notions relèvent de niveaux d’analyse très différents. C’est précisément pourquoi elles ne s’excluent pas mutuellement et pourquoi il me paraît possible de les voir à l’œuvre simultanément. Afin d’examiner donc comment ironie et idéologie peuvent fonctionner ensemble ou l’une contre l’autre, je voudrais prendre un exemple emprunté à un roman récent à forte teneur idéologique : il s’agit de Plateforme de Michel Houellebecq, dont l’un des thèmes principaux est le tourisme sexuel en Asie du Sud-Est. La scène sur laquelle je vais m’arrêter se situe précisément au lendemain d’un débat particulièrement houleux sur le sujet, débat qui a mis aux prises les membres d’un groupe de touristes, dont le narrateur fait partie ; outre celui-ci, l’épisode qui suit fait intervenir un jeune couple aux convictions écologistes, Éric et Sylvie, ainsi qu’un personnage plus âgé, Robert, petit-bourgeois typiquement français, qui assume avec un cynisme tranquille et provocateur son statut de touriste sexuel, concentrant sur sa personne la réprobation unanime du groupe, à l’exception notable du narrateur :
Je regardai à nouveau vers le sud. « Je crois que c’est très beau, la Birmanie » dis-je à mi-voix, plutôt pour moi-même. Sylvie confirma avec sérieux : en effet c’était très beau, elle avait entendu dire la même chose ; cela dit, elle s’interdisait d’aller en Birmanie. Ce n’était possible d’être complice en aidant par ses devises au maintien d’une dictature pareille. Oui, oui, pensais-je ; les devises. « Les droits de l’homme, c’est important ! » s’exclama-t-elle, presque avec désespoir. Quand les gens parlent de « droits de l’homme », j’ai toujours plus ou moins l’impression qu’ils font du second degré ; mais ce n’était pas le cas, je ne crois pas, pas en l’occurrence.
« Personnellement, j’ai cessé d’aller en Espagne après la mort de Franco » intervint Robert en s’asseyant à notre table8.
12 Cette brève scène touche assez nettement aux questions qui nous intéressent ici puisqu’il y est à la fois question de problèmes politiques (les droits de l’homme, la dictature, le franquisme), et d’ironie, le narrateur soulignant en effet lourdement sa tendance à prendre au « second degré » l’expression des opinions politiques, en particulier l’invocation des droits de l’homme : le procédé, qui formellement relève de l’ironie romantique (usage de l’italique dans le passage, mise en scène autoréflexive du narrateur, etc.), incite de la sorte à opérer également une réévaluation ironique de la sortie finale de Robert, personnage décrit quelques pages auparavant comme une « statue apparente de la lucidité », « en possession d’une pensée complexe, et nuancée ; à moins peut-être qu’il ne relativise, ce qui donne toujours l’illusion de la complexité, et de la nuance9 ». Or, qu’est-ce qui incite ici à entreprendre cette relecture ironisante ? Le fait d’abord que deux options politiques diamétralement opposées – la dénonciation de la junte birmane et la nostalgie du franquisme – et entre lesquelles le lecteur « moyen » – qu’on peut raisonnablement supposer acquis aux valeurs démocratiques – ne devrait pas hésiter, que ces deux options politiques puissent se traduire par une même attitude – le refus de visiter un pays dont on n’approuve pas le régime, créant ainsi une convergence à la fois absurde et perturbante : pour le lecteur « démocratique », les raisons de Robert sont à l’évidence irrecevables, d’autant que le portrait antérieur fait de ce personnage, décrit sous les traits d’un parfait salaud, interdit qu’on puisse douter sinon de sa nostalgie du franquisme, du moins de son absence de réprobation à l’égard du régime. S’opère dès lors une inversion paradoxale, qui est l’enjeu même du processus d’ironisation ici en cause : ce qu’on ne peut prendre au pied de la lettre, dans le chef du cynique Robert, c’est qu’il puisse penser que l’affirmation d’une opinion politique quelconque justifie de renoncer à faire du tourisme en un lieu quelconque. Plus généralement, ce que l’ironie prend pour cible ici, c’est l’idéalisme naïf qui consiste à vouloir ajuster ses comportements à ses opinions politiques : car, si la validité d’une opinion politique se mesure à la capacité de celui qui l’énonce à en assumer avec rigueur les tenants et aboutissants, alors le franquisme de Robert n’est pas inférieur à l’engagement démocratique de Sylvie.
13 En cela, si l’ironie a pour fonction d’instaurer un rapport de force, on mesure qu’il tourne à l’avantage du personnage de Robert, dont l’ironie pateline témoigne d’une supériorité conquise par un détachement et une lucidité qui témoignerait de sa liberté à l’égard des valeurs communes, qu’on serait rapidement tenté d’assimiler au « politiquement correct ». En ce sens, toute la scène illustre au suprême degré cette phrase célèbre de Joseph Conrad dans Sous les yeux d’Occident (1911) : « Les femmes, les enfants et les révolutionnaires exècrent l’ironie, négation de tous les instincts généreux, de toute foi, de tout dévouement, de toute action. » En d’autres termes, la cible ici de l’ironie, c’est le personnage de Sylvie, à la fois femme, jeune et pourvue de convictions politiques fortes, dont le sérieux et l’idéalisme apparaissent ainsi comme une manière d’infirmité.
14 Du coup, le sens de cet épisode revient à produire une manière de relativisation généralisée des appartenances politiques et des valeurs qui les fondent : la supériorité de Robert ne réside pas dans le fait qu’il échapperait à l’idéologie, mais qu’il se sait traversé par elle, faisant par contrecoup apparaître la position humaniste de sa cible comme également idéologique ; pour le dire plus nettement, cette scène ne dit qu’une chose : les droits de l’homme et la démocratie, c’est aussi et encore de l’idéologie, et la confrontation, d’ailleurs tranquille, n’aboutit qu’à cette conclusion relativisante : dans cette affaire, c’est idéologie contre idéologie, la seule distinction évaluative possible opposant celui qui se connaît comme jouet de l’une là où l’autre s’ignore tel.
15 Une telle lecture de l’épisode pose cependant la question de la position de l’interprète. À qui s’adresse ici Houellebecq et qui est en mesure de décoder cette ironie ? C’est ici qu’on peut faire intervenir la notion de « communauté interprétative » de Stanley Fish, reprise ensuite par Linda Hutcheon. Pour le dire vite, le propre de l’ironie est de n’être décelable et interprétable qu’au sein d’une communauté qui partage un nombre relativement élevé de valeurs et de codes, de manière telle qu’une assertion donnée soit d’emblée reconnue par le lecteur comme exigeant une réévaluation ironique parce qu’elle est incompatible avec ce qu’il sait être le monde commun partagé avec l’auteur. Dans le cas présent, quel est ce monde commun ? À l’évidence, celui d’une large partie de la population occidentale qui se reconnaît dans les valeurs de démocratie et de défense des droits de l’homme, qui conçoit le tourisme comme une ouverture au monde, qui se désole de l’exploitation sexuelle, etc. C’est en fonction d’un tel univers de valeurs que le discours de Robert sera d’abord saisi comme incompatible avec lui et que le soutien ostensible que lui accorde le narrateur sera perçu comme problématique, engageant la réévaluation ironique de la scène. Cependant, toute la perversité du petit dispositif mis en place par Houellebecq aboutit à ce qu’engagé dans ce processus interprétatif, le lecteur se voie forcé d’arriver aux conclusions qu’on a exposées, le laissant devant une alternative perturbante : soit, refuser l’interprétation suggérée et se mettre du même coup dans la position du personnage cible de l’ironie, c’est-à-dire dans celle d’une naïveté mystifiée qui l’exclut nécessairement de la connivence ironique ; soit, suivre la suggestion de l’auteur, et relativiser ses propres valeurs en les saisissant comme idéologiques au même degré que les autres. Alternative évidemment intenable, dont le seul effet, poursuivi par l’auteur, est en fait de compromettre le lecteur.
16 Ceci renvoie plus généralement à la thèse du roman, qui consiste à poser qu’entre tourisme culturel de masse et tourisme sexuel, il n’y a de différence que de degré, l’une et l’autre activités n’étant fondamentalement que le produit du droit que s’est arrogé l’homme blanc en régime libéral de consommer le monde. Thèse qu’on pourrait à la rigueur accepter comme une dénonciation critique si elle ne conduisait Houellebecq à affirmer que, puisque personne ne semble condamner le tourisme de masse, il n’y a aucune raison de condamner la prédation sexuelle dans les pays du Sud. On pourrait s’étonner évidemment que la critique progressiste qui soutient Houellebecq n’ait pas dit le caractère inadmissible d’une telle position et ait préféré y voir, précisément, l’effet d’un goût ironique du paradoxe : c’est qu’elle s’est laissé prendre au piège d’un texte dont tout l’enjeu est précisément de miner les points d’appui à partir desquels il est possible de le contester ; d’où résulte aussi cette position un tant soit peu schizophrène consistant à admettre, au nom d’une conception littéraire valorisant l’ambiguïté comme fondement de la fiction, des positions qu’on dénoncerait dans tout autre contexte.
17 Peut-on, à partir d’un exemple aussi localisé, tirer des conclusions générales ? À titre d’hypothèse, j’en proposerai deux.
18 La première consiste à poser qu’il est en effet possible de découvrir une intersection majeure entre ironie et idéologie : si l’on postule que le procès ironique n’est saisissable qu’à l’intérieur de communautés interprétatives partageant les mêmes codes et valeurs, on voit que décrire ce monde commun que postule l’ironie n’est pas très éloigné de la description de ce qu’on pourrait nommer un complexe idéologique. Raison pour laquelle bien des théoriciens actuels de l’ironie y voient une figure à haute teneur politique et avancent qu’elle peut se révéler en effet un moyen privilégié d’accès à l’idéologie d’un groupe ou d’une communauté.
19 Mais ce que montre également l’exemple de Houellebecq, c’est que, contrairement à ce que les critiques marxistes eux-mêmes ont parfois entériné un peu complaisamment, l’ironie n’est pas seulement une figure permettant une distance émancipatrice à l’idéologie ; c’est peut-être plus fondamentalement un moyen d’inclure le lecteur dans la connivence idéologique et donc de le compromettre : en d’autres termes, la stratégie ironique viserait avant tout à partager la responsabilité idéologique du texte avec le lecteur ou l’interprète, en sorte de désamorcer la portée évaluative de l’analyse. Sur ce point, l’ironie apparaît comme une stratégie efficace et permet de toucher du doigt l’écueil principal auquel se heurte aujourd’hui la notion d’idéologie : celui d’un usage non critique, fondé sur l’effacement du statut différentiel entre auteur et analyste. En d’autres termes, la question est posée de savoir si la notion d’idéologie est utilisable valablement en dehors de l’horizon général de la pensée marxiste, ou du moins, en dehors d’une théorie critique suffisamment généralisante et englobante pour permettre de construire une position d’extériorité par rapport aux complexes idéologiques décrits. Sans quoi le risque est grand de reconnaître partout la prolifération des discours idéologiques sans possibilité de dessiner le cadre général ou universel permettant de les situer et de les dépasser.
Notes
Pour citer cet article
Référence électronique
Benoît Denis, « Ironie et idéologie », COnTEXTES, n°2, L'idéologie en sociologie de la littérature (fév. 2007), [En ligne], mis en ligne le 15 février 2007. URL : http://contextes.revues.org
Benoît Denis
Université de Liège
Lu par Raymond Bettonville sur
http://contextes.revues.org/document180.html
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